C'est qui le bon chien ? [Piotr&Eve]

Essuyant la sueur perlant de son front d'un revers de la main, étalant au passage une tâche de graisse sombre sur son visage, Eve se redressa de la planche de skate qui lui avait permis de naviguer sous le véhicule toute l'après-midi. Une part d'elle fut presque surprise de réaliser que le jour déclinait déjà. L'autre s'était attendue à passer plus de temps sous ce tas de ferrailles qui, jusqu'à présent avait été particulièrement mal entretenu. Elle resta quelques instants là, assise sur son skate, fixant le ciel qui prenait des teintes orangées à mesure que le soleil déclinait, envahie d'un sentiment de douce satisfaction. Puis, se relevant totalement, elle s'approcha du mur et actionna un interrupteur pour allumer le néon, inondant la pièce d'une aveuglante lumière blanche avant de ramasser les outils qu'elle avait semés ça et là au fur et à mesure de son travail.

Si elle pouvait être particulièrement bordélique dans son genre, Eve s'imposer une certaine rigueur dans son atelier. Encore aujourd'hui, quatre ans après que son frère ait quitté ce monde, elle l'entendait la houspiller sur l'organisation et la propreté nécessaires à un travail. Alors, comme chaque soir, elle s'employa à remettre de l'ordre dans l'atelier, nettoyant et rangeant ses différents outils. Une fois la place nette, elle observa les lieux d'un œil critique pour s'assurer n'avoir rien oublié avant d'éteindre la lumière et d'aller se servir une bière. Coinçant sa canette sous son menton, elle monta l'échelle menant au toit et s'assit au bord de celui-ci, ses pieds tombant dans le vie, juste à côté de l'enseigne lumineuse qui indiquait toujours "Chez Max" mais qu'elle se refusait à changer. D'ici, elle avait une vue superbe sur le reste de la ville et sur le coucher de soleil.

Il lui avait fallu longtemps (des années) avant de réellement apprendre à apprécier ce genre de moment simple en solitaire. Il faut dire que la solitude n'allait pas vraiment à Eve qui était une dynamique et qui avait presque besoin de se retrouver au cœur de l'agitation tumultueuse de la foule. Elle n'avait qu'en de rares occasions été seule avant. Toujours avec sa meilleure amie, toujours avec sa bande de pote, toujours dans les pattes de son frère et de ses propres amis, au risque d'agacer ces derniers. Mais depuis que Max n'était plus là, que sa meilleure amis avait trouvé un poste prestigieux au sein d'une corpo et que ses potes avaient suivis leur voie chacun de leur côté, elle était souvent seule, et avec le temps, elle avait fini par prendre goût à ses moments de calme où il n'y avait qu'elle et ses souvenirs.

Quand elle eu terminé sa canette de bière, se maudissant de n'en avoir pris qu'une avec elle avant de monter, elle plissa pourtant les yeux pour viser la poubelle en contrebas avant de lancer le contenant en aluminium : Panier ! Elle ne pu s'empêcher de sourire seule face à cette petite victoire personnelle qui lui économisait les pas nécessaire à aller la ramasser. S'allongeant au bord du toit, elle observait à présent le ciel au dessus de sa tête qui s'assombrissait un peu plus d'instant en instant, elle n'y avait vu d'étoiles briller mais elle se plaisait souvent à imaginer des constellations. Apaisée, ses paupières commençaient à s'alourdir quand son oreille fut attiré par un bruit de moteur en contrebas, un moteur qu'elle connaissait bien, trop bien et ses lèvres s'étirèrent en un sourire alors qu'elle bondissait sous ses pieds et se laissait glisser le long de l'échelle pour regagner le sol :

- Bah alors tête de troll, pour m'empêcher de dormir j'espère au moins que tu as apporté le repas !

Sa remarque qui aurait pu être piquante était largement démentie par le sourire chaleureux qu'elle offrait à son ami alors que celui-ci quittait le siège conducteur. Non qu'elle n'ait pas faim : Eve était constamment affamée, ce qui était très certainement un effet secondaire de son frigo contenant plus de bières que d'aliments solides. C'était Max qui gérait les courses et les repas. Elle se contentait depuis la mort de ce dernier d'ouvrir un paquet de chips de temps à autre ou de se faire livrer des nouilles instantanées et des pizzas : un équilibre alimentaire heureusement contrebalancé par son hyperactivité qui lui permettait de conserver ses lignes à la fois sportives et élancées.

Depuis quelques temps, Piotr passait pas mal de temps à l'atelier, il y travaillait sur un prototype de Kaiju. Un Kaiju de forme relativement canine qui adorait jouer à la balle, ce qui était loin de mécontenter la mécanicienne. D'ailleurs, elle attrapa justement la balle rebondissante qu'elle avait posée non loin de là, la faisant rebondir pour attirer l'attention du chien robotique.
Elle aurait probablement pu s'en fabriquer un à elle, ce n'était pas les pièces détachées qui lui manquaient et elle aurait bien trouvé quelqu'un pour le lui programmer mais elle n'y avait jamais pensé avant le projet de Piotr et ce dernier était pour le moment trop absorbé par ce projet-ci pour qu'elle lui demande quoi que ce soit. Alors, en attendant, elle se contentait de faire rebondir la balle, attendant une réaction...

Il s’était passé quelques jours depuis les mésaventures de Piotr aux écuries d’Astral, assez tout du moins pour que le contour de son œil perde de sa vilaine teinte violacée. Ce kaiju allait le rendre dingue, et pas de la bonne façon. Oh bien sûr ses… crises… titillaient sa curiosité insatiable et le défi que représentait sa conception n’en était que plus existant. Tout de même, après avoir passé des heures à la recherche de la moindre information sur ce qui avait bien pu se passer, il s’inquiétait un peu de ne rien avoir trouvé. Pas la moindre trace de hack nulle part, et sa programmation était censée être encore trop rudimentaire pour lui permettre de développer une telle indépendance. Même ses prototypes de drones les plus désastreux ne lui avaient jamais filé entre les pattes de la sorte, surtout au point d’être capable d’en reprendre le contrôle malgré ses protocoles de sécurité, alors quoi ?
Ce n’était pas une question qu’il comptait laisser en suspens. Oh, non, aucun mystère n’était assez grand pour que le technomancien ne cherche à s’y mesurer. Et tant pis s’il devait y laisser des plumes au passage.

Cependant il manquait de matériel pour continuer son investigation. Son camping-car était relativement bien équipé, mais il s’heurtait aux habituels problèmes de manque de place et de finances. De plus, cela faisait quelques jours (autant dire longtemps !) qu’il n’avait plus rendu visite à Eve et il avait également besoin de profiter de son garage pour réparer certains des drones ménagers qu’il avait récupéré à Sierra plus tôt. Que de raisons pour se diriger vers le Tengger, l’adresse du garage mémorisée par son véhicule depuis bien longtemps.

La vue de l’enseigne lui provoquait toujours un pincement au cœur. On aurait pu croire que, depuis le temps, il se serait habitué et que le mélange de tristesse et de culpabilité qui l’écrasait chaque fois qu’il s’en approchait se serait atténué, mais il n’en était rien. Max lui manquait, c’était indéniable, et il n’était pas certain de parvenir un jour à contrôler les palpitations qui le submergeaient chaque fois qu’il avait l’impression que c’était lui, allongé sous une voiture, qui s’apprêtait à l’accueillir.
Piotr eut à peine le temps de couper le moteur qu’Eve avait déjà bondi le rejoindre, l’agilité de la jeune fille ne manquant jamais de l’impressionner, chassant ses souvenirs aigre-doux au profit d’un sourire qu’il lui rendit tout aussi sincère. Son kaiju, fidèle à lui-même, bondit hors du camping-car dès que la porte fut ouverte (au moins il avait eu la décence d’attendre que ce soit Piotr qui le fasse cette fois), sa queue métallique brassant avidement l’air tandis qu’il sautillait avant anticipation autour de la balle que faisait rebondir la mécanicienne. A la réflexion, il ne se souvenait même pas lui avoir programmé une telle appétence pour les jeux canins, il faudrait qu’il pense à y jeter un œil.

Contrairement aux deux dobermans qui "dormaient" d’un air parfaitement désintéressé à l’arrière du véhicule, son kaiju tenait plus du mastiff tibétain –les poils en moins. Ce qu’il perdait en souplesse, il le gagnait en force, la mâchoire spécialement conçue pour être capable de broyer l’acier de ses adversaires. Encore loin d’être à taille réelle, arrivant presque aux hanches d’humains de taille moyenne, Piotr était cependant satisfait de l’allure menaçante qu’il pouvait déjà dégager… A condition qu’il ne se comporte pas comme un chiot qui court encore après sa queue, comme c’était actuellement le cas tandis qu’il filait à toute allure après la balle qu’Eve venait enfin de lui lancer.

« Cherche pas à m’faire pleurer, j’suis sûr qu’la journée commence à peine pour toi aussi et qu’t’en es encore qu’au déjeuner. »

Répondit-il sur le même ton tout en attrapant les trois sachets au contenu encore fumant posés sur le siège passager puis étira sa carcasse de tout son long, les bras tendus au-dessus de la tête, dès qu’il posa un pied au sol avant de reprendre sa posture effroyablement courbée. Même comme ça, il restait bien plus grand que la plupart des personnes, mais au moins il risquait un peu moins de se cogner au premier plafond venu.
Le kaiju revint en même temps, posant la balle aux pieds d’Eve.

« T’as conscience qu’maintenant qu’t’as commencé, tu vas en avoir pour des heures avant qu’il s’en lasse ? »

Pendant que son camping-car se remettait automatiquement en route pour aller trouver une place où stationner, le troll se dirigea vers le garage, il connaissait suffisamment les lieux pour y avoir ses aises après tout, passant les sacs de nourriture de façon exagérément proche du nez de son amie pour l’appâter de leur doux fumet.

« Livraison express du chinois du Kitezh, c’est encore chaud. Avec double ration de nouilles pimentées, rien qu’pour toi ! »

Les portions étaient généreuses, d’une part parce qu’il partageait la mauvaise habitude d’Eve d’oublier de se sustenter la plupart du temps, de l’autre parce que… Eh bien, l’appétit des trolls n’était pas fameux pour rien.

Eve avait observé le chien robotique d'un oeil joueur et provocateur, lui faisant miroiter le lancer à venir tout en continuant de faire rebondir la balle entre ses mains. Depuis que Piotr lui avait présenté son prototype, il était vrai qu'elle l'appréciait, c'était un compagnon sincère et loyal et il lui offrait une distraction bienvenue. Elle ne le disait pas clairement, tentait de ne pas le montrer, mais le stock de balles qu'elle avait pu faire entre chaque visite du technomancien trahissait la joie qu'elle avait de pouvoir jouer avec la créature dont le destin était de se battre comme si il s'agissait d'un chiot tout à fait ordinaire (au plus grand dam de son propriétaire sans doute). Son sourire s'élargit finalement, creusant la fossette au coin de ses lèvres avant qu'elle n'élance son bras en arrière pour mieux pouvoir lancer le projectile qui s'envola en direction du terrain vague devant son garage, le kaiju à sa suite.

Elle regarda à nouveau son ami une fois cela de fait, arquant un sourcil quand il suggéra qu'elle venait à peine de se réveiller, comme si son commerce survivrait si elle se levait à une heure si tardive. Souriante et moqueuse, elle mima une moue faussement boudeuse en le regardant lui répondant :

- Je ne sais pas si tu es au courant mais y en a qui bossent hein...

Elle éclata de rire, un rire doux et cristallin, empli de sincérité et communicatif. Certes elle travaillait tous les jours de la semaine de 10h à 13h et de 16h à 19h comme l'indiquait la pancarte suspendue à la porte du garage. Toutefois, ses clients habituels savaient que 10h était plutôt l'heure à laquelle sonnait son réveil et que jusqu'à ce qu'elle ait eu le temps d'avaler son café, son humeur était désastreuse... Et pour cause, la jeune femme était un oiseau de nuit. Une fois la journée de travail écoulée commençait sa seconde journée, celle qui lui permettait de mener à bien ses propres projets, de participer à des courses illégales et de sortir et de faire la fête.

Quand le kaiju revint avec son jouet dans la gueule qu'il posa docilement à ses pieds comme elle le lui avait appris quelques semaines plus tôt. Elle sourit et se baissa, caressant la carcasse métallique du chien robotique pour le récompenser avant de ramasser la balle. Elle eut un large sourire avant de se redresser et d'amorcer le mouvement de son lancer, gardant pourtant la balle en main : c'était une feinte ! Elle fit un clin d’œil à son ami :

- Tu sais bien que ça ne me dérange pas... C'est une brave bête ton dernier jouet moi j'trouve.

Il la dépassait de plusieurs têtes, même quand il était courbé ainsi. Quand il passa à côté d'elle, secouant les trois sachets repas sous son nez avec insistance, elle ne put qu'en avoir l'eau à la bouche, se hissant sur la pointe des pieds en tentant de suivre le délicieux fumet. Les épices qu'elle aimait tant vinrent toutefois lui chatouiller les narines et la firent éternuer, l'obligeant à s'arrêter dans son élan pour se frotter le nez du poignet, loin pourtant de se laisser affecter par la situation, elle lui adressa un nouveau sourire.

- T'as toujours su comment parler à mon estomac ! Allez, à table ! On bossera après !

En voyant son mini-bar qui était la seule table à manger de son petit logement encombré de récipients vides, elle fut prise d'un léger sentiment de honte, revoyant Max lui asséner qu'elle n'était vraiment pas sortable en lui donnant une bourrade dans l'épaule. Elle savait que ce n'était que sa mémoire, mais elle porta malgré tout sa main à son épaule comme si le coup avait été réel avant de s'empresser de dépasser Piotr pour débarrasser. Sa mère n'arrêtait pas de lui répéter que si un jour elle rencontrait quelqu'un elle allait devoir changer ses habitudes de célibataire endurcie. Et chaque fois elle lui répondait que pour le moment elle était très bien toute seule.

- Je ne sais pas si tu es au courant mais y en a qui bossent hein...

Piotr haussa un sourcil à cette remarque, offrant son plus bel air étonné pour l’occasion.

« Quelle idée d’faire ça ? » Se contenta-t-il de répondre, suivi d’un haussement d’épaules.

On aurait presque pu le croire sérieux, et à sa manière il l’était simplement parce qu’il n’avait jamais trouvé le moindre intérêt à s’enliser dans un travail légal. Ses contrats, ils les prenaient quand il en voulait, s’il en avait envie (si on ne comptait pas ses quelques obligations pour les Voodoo Boys). Et de préférence rien qui nécessite qu’il soit réveillé avant que le soleil ne soit déjà bien haut dans le ciel.
Heureusement que les horaires indiqués sur la devanture du garage étaient avant tout une relique de son ancien propriétaire, sinon il se serait bien souvent retrouvé face au rideau fermé.

Le troll observa le nouveau (faux) lancer d’un air amusé, quelque peu attendri peut-être. Il aimait la manière dont Eve traitait son kaiju de la même façon que s’il s’agissait d’un vrai chien, retrouvant dans son comportement ses propres habitudes de considérer comme vivant tout ce qui est capable de se déplacer sans aide manuelle ; qu’ils soient de chair ou de ferraille. Ca avait aussi l’avantage d’entraîner différemment son IA, et Piotr était assez satisfait de ses facultés d’apprentissage –lui aussi s’était apparemment amélioré dans ce type de programmation, même s’il lui avait fallu le coup de main de quelques Voodoo Boys pour parvenir à ses fins.

« En pleine crise d’adolescence, j’en ai peur. »

Oh n’allez pas croire ; il l’adorait cette brave bête. Mais son nez le lançait à la simple idée de ses dernières frasques, et ce bon vieux troll était du genre boudeur.

Il prit une profonde inspiration lorsqu’il entra dans le garage, ravissant ses sens de l’odeur de métal froid et d’huile. Ca lui donnait toujours une sensation de retour à la maison, les senteurs dont était imprégné l’atelier de fortune dans son camping-car ne pouvant en rien rivaliser avec celles incrustées depuis des années dans ces murs.
Puis il déballa les sachets à mesure qu’Eve débarrassait la table –pas exactement du genre ordonné lui-même, il était plus mal placé pour lui faire la moindre remarque là-dessus– avant que tous deux s’installent sur les tabourets récupérés pour l’occasion.
Le kaiju commença à faire le tour du propriétaire, qu’il commençait pourtant à connaître, simulant le comportement d’un chien à la recherche du passage d’un de ses pairs, avant de finalement revenir vers eux pour s’allonger aux pieds d’Eve. Ha, traître.

« Bon alors, quoi d’neuf du côté des drones en c’moment ? » Demanda-t-il tandis qu’il sortait les baguettes de leur étui avant de les séparer. Merde, taille standard. « J’ai pas trop eu le temps de regarder c’qui s’est fait récemment, t’en as gagné beaucoup ? » Il eut à peine trouvé la position parfaite pour tenir ses baguettes qu’il lâcha une grimace, se rendant compte qu’il avait fait l’erreur de ne pas ouvrir ses plats d’abord. Tout en retirant l’opercule de sa ration de nems de la main gauche, le tout très précautionneusement pour ne pas déplacer par mégarde ses doigts, il continua sans la regarder : « Des nouvelles têtes qui valent la peine qu’on s’intéresse à elles ? »