Je danse fort à me tuer |Aksil

La vieille chouette n’était jamais aisée à pister. Ils s’étaient donné rendez-vous, la date et l’heure ça il connaissait –pas le lieu. Parfois il aimait bien faire ça, rester évasif sur l’endroit où il l’attendrait et Piotr s’en trouvait souvent partagé entre amusement enfantin d’un gamin qui joue à son jeu préféré et agacement. Parce que le cabot dissimulait ses traces comme un maître.
C’était un vrai jeu de piste auquel devait s’adonner le troll, voguant entre leurs cybercafés habituels dans l’espoir d’y trouver le moindre indice. Heureusement que sa signature matricielle était juste assez singulière pour lui permettre de la discerner entre mille –un fait auquel Piotr n’avait toujours pas d’explication et qu’Aksil se gardait bien de lui révéler. Ce n’était d’ailleurs pas si visible que ça, et s’il n’avait pas déjà dû s’adonner plusieurs fois à ce petit jeu il ne s’en serait certainement jamais rendu compte mais les faits étaient bien là ; son mentor ne laissait pas les mêmes résidus que les deckers qu’il croisait habituellement mais le "bruit" dans son sillage ne lui évoquait pas non plus celui que son don particulier créait.

Bon, ce serait toutefois un problème pour plus tard.

Actuellement, Piotr en était à son troisième café et il venait enfin de trouver ce qu’il recherchait ; Legba était passé par là. Récemment. Ca ne voulait pas dire qu’il y était toujours, mais au moins il se rapprochait enfin de la vérité.
Ce qui tombait plutôt bien : il commençait à se trouver sérieusement en retard. Et s’il n’avait jamais éprouvé le moindre besoin de respecter une quelconque contrainte horaire, il avait des choses à raconter à Aksil et espérait bien pouvoir le faire sous peu.

Pour le jour il avait choisi un persona insectoïde, à mi-chemin entre la mante religieuse dont les mandibules et la rangée de dents argentées qui les accompagnaient rendaient son visage menaçant et la sauterelle, de laquelle il empruntait les jambes arquée et les mouvements saccadés. Ca correspondait plutôt bien à son humeur du jour, parfaitement survoltée –même selon ses standards, oui.

Bon. Avec tout ça, la vague piste qu’il avait réussi à dénicher le traînait de droite à gauche. Il lui avait fallu quitter le cybercafé, longer la propriété d’une corpo mineure, passer par la chambre d’un type qui débutait visiblement tout juste dans le cyberespace (Legba traînait vraiment son museau partout), et Piotr hésita presque à lui laisser une note de conseil pour arranger sa sécurité… Presque.
Finalement il traîna enfin ses pattes au milieu d’un nouveau dancefloor ; pas tellement différent de tous ceux où il était passé jusque-là. La dernière techno assourdissante à la mode crachée par les enceintes, des flashs de lumière multicolore pour mieux vous aveugler et toute une ribambelle de personas au déhanché vulgaire qui se trémoussaient les uns contre les autres.
C’était génial. Il ne s’en lassait jamais.

Ananse Solyme se dirigea jusqu’au bar, d’où il commanda deux boissons vert et rose fluo au dessus fumant, sondant la foule pendant que l’IA les lui préparait. Voir au-delà du filtre… Il fallait toujours faire attention à ne pas être trop insistant, dans ce genre d’endroits on n’appréciait pas trop ce genre de curiosité intrusive, mais personne dans la pièce ne correspondait à celui qu’il cherchait. Non pas que ce fut une surprise. Mais il était là, tout proche, il le savait. Ne restait plus qu’à trouver la bonne porte à franchir pour enfin lui mettre les crocs dessus.
Les deux verres en main, l’insecte géant contourna la piste de danse pour s’intéresser aux portes qui menaient vers divers salons –détente, jeu, il y en avait pour tous les goûts ici– avant d’enfin s’arrêter devant l’une d’entre elles un sourire victorieux aux lèvres. Gagné.

Il s’agissait d’un des salons où il ne se rendait presque jamais ; c’était un programme qui repassait en boucle un scénario de fin du monde. Les avatars avaient un script d’immunité qui leur permettait de profiter du spectacle bien au chaud sur les transats installés tandis qu’on voyait au loin une ville immense se faire détruire par ce qu’un panneau appelait une « bombe atomique », avant que le programme ne se relance inlassablement.

Une seule autre personne était présente, ce qui n’était pas non plus une grande surprise car il n’avait jamais vu foule dans ce salon. Il était cependant plus surpris que ses créateurs ne s’y trouvent pas, à dire vrai il ne les avait jamais vus nulle part ailleurs. Au vu de la position du soleil, on en était à un peu moins de la moitié du temps et la bombe devrait tomber d’ici une trentaine de minutes. Ca laissait le temps de profiter du soleil écrasant en attendant. Piotr n’eut même pas besoin de s’intéresser au pseudo qu’affichait le persona, se dirigeant d’un seul bond vers le siège vide à ses côtés.

« T’es d’humeur romantique aujourd’hui ? J’espère qu’tu vas pas t’trouver un subit talent d’poète en prime ; j’suis pas sûr d’avoir envie d’philosopher sur la vacuité d’notre existence et toutes ces conneries. »

Un peu mais pas exactement son persona: